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Ne pas mourir seul.e

20/03/2023

« Tu verras, ça va te hanter toute ta vie ! »
« Mais comment peux-tu savoir si elle le veut vraiment ou si c'est un appel à l'aide ? »
« Elle te met à une place pas correcte, protège-toi… »

ll y a 5 ans, j'ai dit à une amie que je connaissais depuis 17 ans et que j'aimais profondément : "Tu sais Breda, tu n'es pas obligée de mourir seule. Tu n'es pas obligée de mourir de manière violente et glauque. Il y a des solutions. Il faudrait en parler, j'veux dire, en parler vraiment... mais si jamais un jour, tu tiens cette décision sur du long terme, et bien, je crois que je pourrais être à tes côtés."

Cela faisait des années maintenant que notre relation ne tenait qu'à un fil, celui du téléphone et aux 600 bornes qui nous séparaient. Pourtant nous étions toujours importantes l'une pour l'autre. J'étais encore l'un de ses principaux soutien. Il n'existait d'ailleurs plus beaucoup de choses dans notre relation en dehors de ce soutien asymétrique. Cela ne nous empêchait pas de nous sentir liées par de l'amour, de la tendresse, de la complicité. Mais sa vie était trop dure pour moi ; trop dure pour que je puisse être dans son quotidien. Trop de violence, trop de souffrance, trop de destruction. Trop de boucles... Sa magie, sa finesse, son honnêteté ne contrebalancaient pas suffisamment...
Impuissante à l'aider, j'ai tenu un moment, puis je me suis protégée. J'ai plus ou moins mis fin à cette relation. Puis, j'ai déménagé. C'est cette distance entre nous qui nous a permis de reprendre la relation... de manière plus distanciée. C'est le seul endroit que j'ai trouvé pour rester à ses côtés.

 Il y a 3 ans, Breda est revenue vers moi en me rappelant qu'un jour je lui avais proposé de l'aider à mourir.

J'ai accepté de l'aider à mourir.
Elle est morte.
Et ça va.

Je suis triste à l'endroit des creux et des manques que son absence a laissée. J'ai perdu une complice qui m'a connue pendant 17 ans. Mais le fil de notre relation était déjà tellement fin, que dans ma vie quotidienne, son absence n'a pas laissé tant de traces. Les adresses que je lui lance régulièrement rencontrent un écho qui serre un peu le ventre... tristesse diffuse, presque agréable... souvenirs empreints de nostalgie, parfois espiègles et joyeux.

Je l'ai aidée à mourir et ça va.

Car finalement décider de mourir, en parler avec ses proches, se préparer, dire au revoir, puis le faire à une date choisie, entouré.e si on le souhaite, en s'endormant doucement : c'est un programme qui a quand même l'air plus humain, plus acceptable, plus enviable que de se donner la mort seul.e, en cachette, de manière violente et incertaine.

Tout n'a pas été facile. Mais ce n'est pas tant de l'aider à mourir qui a été dur.
C'est plutôt le contexte sociétal qui ne permettait ni d'en parler, ni de le faire légalement.


Illégalité

Ça sert d'ailleurs à cela, que ce soit illégal : rendre difficile l'accès au produit – le pentobarbital* – et décourager le passage à l'action devant les prises de risques juridiques et financières.

Jusqu'à la dernière minute, nous ne savions pas comment nous procurer ce produit qui lui permettrait de mourir paisiblement.

Lorsqu'elle m'a demandé de l'aider à mourir, nous avons ensemble posé une échéance, une date à partir de laquelle, si elle maintenait toujours sa décision, j'acceptais effectivement de l'y aider. Elle a accepté les 3 mois d'attente que je lui imposais. Mais sa patience a été mise à mal quand 4 mois après cette échéance – 7 mois donc après sa demande - nous n'avions toujours pas trouvé de solution technique.

Elle a commencé à explorer d'autres manières de se donner la mort ; des méthodes plus violentes, plus risquées (risque que ça ne marche pas, qu'elle se réveille avec des séquelles)... C'était ma limite. Les autres méthodes, c'était trop pour moi. C'est le seul moment où j'ai ressenti du glauque dans toute cette aventure...

Coup de chance, nous avons ensuite trouvé comment se procurer du pentobarbital. Une association militante nous a fourni une adresse mail où nous avons commandé le produit. Moins de 2 mois après la mort de Breda, cette adresse ne fonctionnait déjà plus...


Tabou

Ce fut la seconde grande difficulté. Comment partager, s'entourer, en parler avec d'autres quand il s'agit d'un sujet tellement tabou ?

Alors que bon, y a pas à dire, ça a l'air plutôt malin, quand on s'engage dans un truc comme ça, d'en causer avec d'autres, plutôt que de garder pour soi les questions que ça vient nous poser.

Parce que bien sûr, c'est quand même pas rien d'aider à mettre fin à une vie ; entreprise aussi radicale qu’irréversible. Ça vient poser plein de questions : selon moi, beaucoup de questions existentielles, insolubles, paralysantes et parmi elles, quelques questions pertinentes, qui m'ont réellement aidées à travailler mon positionnement auprès de mon amie.

Est-ce qu'elle a le droit de faire ça ? Est-ce que c'est mal ?
Est-ce que ses choix sont légitimes ?

Qui peut lui interdire de voler sa propre vie ?
Est-ce que c'est mal de l'aider ? Est-ce que je peux accepter qu'elle meure ?

Qu'elle meure seule ?
Est-ce que je dois l'aider à mourir ? Ou juste ne rien faire ?
Etre à ses côtés ? Etre à côté ?

Est-ce que je me sens d'accord avec le fait de l'aider ?
Est-ce que si je ne me le sentais pas j'arriverais à lui dire non ?

J'imagine que chacun.e cheminerait différemment sur ces questions en fonction de sa propre histoire, du lien avec la personne qui veut mourir et des raisons pour lesquelles elle en arrive là.

Toujours est-il que j'avais pris la décision de l'aider.

Concrètement ce que je lui proposais, c'était de l'aider à se procurer un produit qui lui permette de s'endormir pour ne plus jamais se réveiller ; et la possibilité d'être à ses côtés lorsqu'elle le prendrait.

Trop de fois, elle avait essayé de se suicider auparavant, toujours de manière violente, précipitée, toujours seule.

Pour l'aider, j'avais besoin d'un cercle de soutien en dehors d'elle, afin de pouvoir parler de mes peurs, de ce que cela me faisait, et de réfléchir sereinement à mon positionnement.

Mais en parler, c'était aussi prendre le risque que mes interlocuteur.ices me renvoient leur propre rapport à la mort, des silences ou des logorrhées angoissées, parfois des mots jugeants, psychologisants, et même une fois une prémonition de malheur !

Pourtant, comment reprocher à ceux et celles que j'interpellais sur la question, de parler en premier de leur propre rapport à la mort et au suicide.

J'ai des ami.es attentionné.es, ouvert.es, curieux.ses, oeuvrant à la transformation sociale, mais le rapport à la mort, malgré nos désirs forts de déconstruire de nombreuses normes, ne fait pas partie des thèmes que nous abordons vraiment. Pourtant nous savons bien que l'intime est éminemment politique...

Le rapport à la mort se compose autant de mythes sociétaux profonds et d'organisations communes que d'expériences intimes et de significations individuelles.

Les ami.es avec qui les discussions ont été les plus délicates, ce sont justement les ami.es qui ont déjà eu, ou qui ont régulièrement envie de mourir ; trop de proximité ? trop remuant ? l'ouverture d'une possibilité vertigineuse ? Des réactions de défense parfois rudes.

D'autres ont pu me renvoyer à une sacralité de la vie toute théorique et conceptuelle.

Pourquoi la vie est-elle si sacrée "en soi" qu'il faille absolument continuer de vivre, même quand cette vie est, depuis de longues années, insupportable ?


Un cercle de soutien

Malgré certaines réticences, j'ai aussi eu la grande chance de trouver une poignée de proches qui m'ont écoutée, aidée à chaque étape à formuler mes peurs, à réfléchir à mon positionnement ; qui ont très concrètement protégé mes arrières en acceptant de donner leur nom pour la commande du produit, ou en acceptant de le faire livrer chez elles, en m'hébergeant dans mes allers-retours, en me préparant à l'entretien chez les flics, en m'y accompagnant.
J'ai eu la chance d'avoir une compagne qui, même si l'illégalité du projet lui provoquait un stress important et l’obligeait à rester à une certaine distance, a toujours soutenu le principe et la légitimité de notre démarche.

J'ai eu la chance, durant cette période, de rencontrer une militante incroyable, qui m'a aidée très concrètement à obtenir le produit, et qui a partagé avec moi ses convictions et la complexité de chaque situation.

J'ai eu la chance durant cette période, de rencontrer une flamme qui avait déjà accompagné un proche à mourir et qui a accepté de m'accompagner tout au long de cette aventure : soutien émotionnel, conseils judicieux, jusqu'à faire le trajet avec moi le jour J, attendre que mort se fasse et m’accueillir dans ses bras quand je suis ressortie de chez mon amie.

Merci, tellement...

 

Après sa mort

Je pensais que le plus dur était derrière.

Je n'ai pas ressenti l'ombre d'une culpabilité sur le fait de l'avoir aidée à mourir.

D'ailleurs, alors que je m'étais préparée à l'éventualité qu'elle renonce au dernier moment, elle m'a fait le cadeau d'être d'une grande sérénité à l'approche de sa mort : calme, déterminée, apaisée comme je n'ai pas souvenir de l'avoir déjà vue…

Encore une fois, ce sont les conséquences de l'illégalité et du tabou qui ont été difficiles. Et je ne m'attendais pas à les trouver encore, là devant moi, après sa mort.

Concrètement, je suis partie dix minutes après qu'elle ait pris le produit : elle s'est endormie dans les 3 minutes, elle a dû mourir dans les cinq minutes suivantes.

Quand je suis partie, elle ne respirait plus. Je suis partie parce que rester plus longtemps me mettait en danger. Parce que ce que nous faisions était illégal.
Mais à peine partie, une question s'est mise à boucler dans ma tête : est-elle vraiment morte ? Est-elle bien morte ? Et tant que sa mort n'a pas été constatée, déclarée, officialisée, je suis restée dans l'incertitude de savoir si elle avait malgré tout pu y échapper ; se réveiller ; souffrir et être seule... Quand, 3 jours plus tard, la médecin m'a annoncé sa mort au téléphone, j'ai enfin pu pleurer... de soulagement.

J'aurais aimé rester plus longtemps après sa mort, rester près de son corps, lui parler, dire au revoir à la morte, après avoir dit au revoir à la vivante... Mais j'ai dû partir comme une voleuse, comme une tueuse... stressée, pressée... alors que ce qui c'est passé était beau. Pas léger certes, mais assurément beau.

Quelques temps après, j'ai été convoquée dans le cadre d'une enquête policière autour de sa mort. Lors de mon audition, j'ai dû, pour me protéger, mentir, nier et quelque part renier la place que j'avais eue auprès d'elle. J'ai eu l'impression de salir « sa volonté de mettre fin à ses jours », alors que cette volonté me semblait légitime, juste, digne et courageuse, alors que je la soutenais dans ce choix.

Tout s’est bien passé pour moi par la suite. Et si ma crainte portait initialement sur le risque d'être accusée de "non assistance à personne en danger", il s'avère que ce qui préoccupait surtout les autorités c'est le démantèlement des filières qui vendent du pentobarbital...


Raconter

Pendant longtemps, je n'ai pas pu raconter à mes proches cette période de vie qui m'a émue profondément.

Je n'ai pas pu raconter comment cette expérience intime était venue transformer mon propre rapport à la mort.

Je l'ai fait plus tard, prudente dans les mots que je choisissais pour en parler à mes parents. Ils m'ont écoutée, comme depuis longtemps ils ne m'avaient pas écoutée. Ma mère a pleuré à la fin, en me remerciant d’avoir partagé cette épisode de ma vie. Elle me regardait avec une certaine fierté et à mon grand étonnement, avec compréhension.
Un an après, une amie très proche de la famille s'est donnée la mort, avec le même produit. Ma mère était peinée bien sûr, mais elle a compris et accepté son geste.

Et elle a rajouté à mon intention : « Quel dommage qu'elle ait du faire cela toute seule ! »


* Le pentobarbital un produit létal, dont l'accès est très encadré en France. Il permet à la personne de s'endormir dans les 5 minutes, et il provoque un arrêt cardiaque dans les quelques minutes qui suivent. C'est doux. C'est ce qu'on donne aux animaux dont on veut abréger les souffrances... Mais en gros, si tu n'es pas véto, il faut trouver les circuits de contrebande internationale. Et bien sûr c'est très cher – compter autour de 600€.

Ce site a l'ambition de collecter des récits pluriels sur la thématique de l'aide active à mourir et le suicide assisté. L'occasion peut-être pour certain-e-s de libérer une parole confidentielle. Il est agrémenté de rubriques permettant d'alimenter notre réflexion sur ce qu'on a désormais coutume d'appeler "la fin de vie".